Les Péchés originels du Duvalierisme contre le développement

Le concept d’Haïtianisation aujourd’hui a pris le relais de celui de la Somalisation des années 90. A part quelques différences, ces deux concepts reflètent totalement la situation des états décadents, caractérisés par la déstructuration de l’État, la corruption, l’instabilité, etc. Jeter les bases d’un nouveau départ implique d’identifier d’abord les causes profondes et historiques, car l’histoire est toujours le résultat de processus antérieurs. Le malheur actuel d’Haïti remonte au processus de destruction entamé avec la prise du pouvoir de François Duvalier en 1957. Le devoir de mémoire oblige à rétablir la vérité historique pour les nouvelles générations. Pareille démarche reconnait l’impératif de combattre un révisionnisme idéologique visant à octroyer à ce régime une crédibilité non méritée.

Jean Garry DENIS
Les Péchés originels du Duvalierisme contre le développement

Duvalier a hérité d’une économie relativement prospère des pouvoirs : Dumarsais Estimé (1946-1950) et Paul E. Magloire (1950-1956), période connue comme l’âge d’or de l’économie haïtienne. Malgré le Coup d’Etat de Magloire contre Estime, la vision de ce dernier n’a pas été interrompue, Magloire a repris tous les projets phares de son prédécesseur. Webert Lahens affirmait : « C’est l’époque où Haïti était une perle brillante des Antilles. La construction du Bicentenaire pour commémorer le 150e de l’indépendance, la construction d’hôtels et d’infrastructures a permis au pays de se classer en tête de liste en matière d’attractions touristiques dans les Caraïbes, avec Cuba en 2e position». Le secteur hôtelier était en plein boom, plusieurs hôtels sont sortis de terre à la capitale. La croissance était aussi visible dans les villes de province. Fritz Jean disait: «En effet, l’image logeant actuellement la succursale de la BRH au Cap-Haitien abritait le plus grand magasin de la Caraïbes. La Maison Altieri qui desservait les iles anglaises». Le Cap était un carrefour international pour ces iles, les plus fortunés envoyaient leurs fils dans les écoles de renom de la ville.

Plus de 250,000 participants étrangers et haïtiens ont visité la cité de l’exposition durant la commémoration du bicentenaire de Port-au-Prince en 1949. D’ailleurs, le boulevard de Santo Domingo constitue une réplique des Dominicains à celui du Bicentenaire construit à cet effet. Dans le contexte de la célébration des Cent cinquante ans de l’Indépendance, le symbole de la révolution de 1804 constituait une source d’inspiration pour les noirs américains en lutte contre la ségrégation raciale. Haïti était devenu la Mecque des noirs qu’il fallait nécessairement visiter. L’élan citoyen de la campagne « Payons la Dette » sous Estimé fut une grande prouesse découlant des grands idéaux de 1804, centime par centime, les citoyens ont payé cette dette externe estimée à 5 millions de dollars.

A cette époque, la culture haïtienne était à son apogée. De grands essais sous la plume d’auteurs haïtiens et étrangers tels : Jacques Stephen Alexis, Jean Price Mars, Alfred Metraux, etc., mettaient en exergue la culture populaire. Un livre de Metraux sur le vaudou a donné une visibilité internationale et a permis de réduire certains préjugés après les années sombres de persécution du vaudou sous le Président Lescot. De nombreux artistes internationaux ont performé sur le sol national. Une production musicale qui rythmait la cadence de l’époque mettait en valeur le patrimoine musical de l’Haïti profonde à travers Isah Saieh, Dodof Legros, Lumane Casimir, Ulrick Pierre Louis etc.

Notre diplomatie se positionnait dans la cour des grands et reflétait les grandes valeurs de liberté de la seule et unique révolution d’esclaves réussie dans l’Histoire de l’Humanité en 1804. Dans le système des Nations Unies, on a imposé le Français comme langue de travail et on a combattu le plan colonial de désintégration territoriale de la Lybie en vue de sa reconnaissance en 1949. Nous avions pris une part active à la résolution de la création de l’Etat d’Israël en 1949. Les visites de nos chefs d’état à l’étranger faisaient la une des médias les plus prestigieux dans le monde.

Dans l’agro-industrie, de nombreux efforts d’investissements étaient en branle dans tout le pays. Au niveau infrastructurel, le pays était en chantier, on assistait à la mise en œuvre du plus grand nombre de travaux pour une période similaire dans toute l’histoire nationale. La construction du bicentenaire de Port-au-Prince, la rénovation urbaine dans plusieurs villes, la construction du boulevard du Cap, du barrage de Péligre, l’asphaltage des routes, la construction d’un réseau de dispensaires et d’écoles nationales dans les principales communes, etc., sont autant de travaux réalisés durant cette période.

Duvalier a sonné le glas de cette période en optant pour le sang, les assassinats et la répression politique comme méthode de gouvernance. Lénine dans son dernier testament en 1924 avait présagé le danger du stalinisme en herbe: « Ce cuisinier va nous préparer des plats épicés ». De même, Jacques Stephen Alexis comme une sorte de présage sur le Duvaliérisme disait : «Il ne faut pas s’y tromper, cette histoire annonce des massacres », et Gérard Pierre Charles de confirmer après 1986 : « Puisque rien, ni personne, ne pouvait être pire que Papa Doc».

Le régime issu des joutes de 1957 a signé l’arrêt de mort d’un élan de progrès par sa folie sanguinaire de garder le pouvoir à tout prix. Même une tentative de reprise de la croissance durant la 2ème version de ce régime entre 1975 et 1980 a été boycottée par le génie totalitaire de la Présidence de la vie. Des témoignages font même état de la coupe d’arbres dans certaines zones pour combattre des adversaires. Toutefois, nous ne pouvons l’apport des régimes Post 86 au processus de destruction nationale avec un bilan catastrophique. Qu’à cela ne tienne, il s’agit pour nous d’attirer l’attention sur deux dossiers de poids qu’il importe d’inscrire au passif de ce régime. Notre thèse est que celui-ci a été à la base du péché originel du sous-développement. Quels sont ces dossiers ?

1- La destruction de l’éducation :
Les dégâts de la répression duvaliériste sur la fuite des cerveaux furent énormes et sans précédent. Le moindre geste pourrait être taxé de communiste souvent puni de peine maximale. Le décret du 28 avril 1969 stipulait «tous les citoyens reconnus coupables d’activités communistes et tous ceux qui auront prêté assistance, de n’importe quelle nature, à des citoyens se dédiant à des activités communistes». Pour illustrer ce climat, Jacques S. Alexis dans une lettre en date du 2 juin 1960 affirmait : « Sur ma promotion de vingt-deux médecins, dix-neuf vivent en terre étrangère. Moi, je reste, en dépit des offres qui m’ont été et me sont faites ». Au Cap-Haitien, toute une pléiade de professeurs comme Manfred Antoine, Gabriel Mehu, René Georges, Julien Camille, etc., ont fui la répression pour s’émigrer vers d’autres cieux comme le Canada ou le Congo. Selon certains témoignages, le Collège Notre Dame aurait même envisagé de fermer ses salles de Philo en 1968 par faute de professeurs. Un projet d’université catholique dans la région à l’époque sous le leadership de Mgr Albert Cousineau et du Curé de Quartier Morin, Bernard Bourassa, n’a pu vu le jour suite aux persécutions des Jésuites par le régime. Le curé d’origine canadienne a dû laisser le pays pour s’exiler au Brésil. Pourtant dans la même période, le clergé dominicain avec l’appui de l’Etat dominicain a créé en 1963 l’Université Catholique Madre y Maestra à Santiago qui constitue aujourd’hui une référence dans la région.

2- Le sabotage de l’économie
L’histoire d’Haïti a toujours été ponctuée de conflits entre les franges de l’élite économique. Il ne s’agit nullement de se positionner pour une frange au détriment d’un autre, il s’agit ici de rétablir les faits sur une période controversée. L’explosion du palais national en 1912 suivi de la mort du président Leconte en est une illustration parfaite de ces conflits. Les commerçants levantins étaient soupçonnés d’être à la base de cette explosion en raison de leurs différends avec Leconte, perçu comme défenseur de la bourgeoisie d’origine en Haïti. Un décret de l’Administration Leconte stipulait : « Le Syrien n’amasse guère que pour lui-même… il n’a ni construit ni fait, sans aucune firme, retourner les économies réalisées à la masse de la Nation ». En juin 1904, une loi anti syrienne était même votée au parlement les interdisant le commerce. Ils recouraient toujours à la protection américaine pour se protéger des abus d’un état contrôlé par leurs concurrents de souche européenne. Fritz Jean disait : « Le département d’état appuie les levantins comme des clients des compagnies américaines et l’assistant secrétaire d’état Alvey Adee, appuie les efforts non autorisés de Powell en leurs faveurs ». Sans vouloir nier l’apport de certaines figures de cette communauté dans le combat du peuple haïtien comme Hakim Rimpel et Antoine Izmery, elle était généralement favorable à l’occupation américaine de 1915. Devenu Président avec l’appui de l’Oncle Sam, Papa Doc ancien boursier des Etats-Unis ne ratait jamais l’occasion pour exprimer sa haine contre l’Elite créole d’origine européenne. Contrairement aux levantins à l’époque, cette élite avait une certaine connexion avec la réalité nationale et n’avait jamais caché leurs prétentions politiques. Leurs fortunes constituaient une menace pour les velléités totalitaires de Papa Doc. Il les a presque tous exilés et dépossédés. Louis Dejoie, sénateur de la République, rival de Duvalier dans les joutes de 1957, était un représentant typique de l’élite créole.

Dans sa vision autocratique, Papa Doc voulait redessiner la carte de richesse en octroyant les privilèges et monopoles au bénéfice de ses intérêts politiques. Dans ce nouveau jeu, le clan arabe devenait le grand gagnant. Victimes de discriminations et quolibets: « Bwèt nan Do », « Arab manje koulèv », ils étaient longtemps tenus à l’écart de la vie sociale et politique. A l’époque ils se considéraient toujours comme de simples passagers et n’auraient imaginé réaliser d’investissements durables en dépit d’une présence de plus d’un demi-siècle sur le sol national. Avec le Duvaliérisme, ils se sont renforcés et ont rejoint la classe des comprador très adepte à manipuler les pouvoirs publics pour maintenir leurs privilèges.

Dès les premiers moments de la présidence Duvalier qui s’est mué en dictature, les indicateurs étaient aussi alarmants que révélateurs. Selon Gérard Pierre Charles : « Le montant des dépenses budgétaires tomba de 32,8 millions de dollars en 1954-55 à une moyenne de 28,8 millions en 1955-60, pour atteindre 24,7 millions en 1960-65 et moins de 23 millions en 1965-67. Les revenus publics de 27,7 millions de dollars en 1960 passèrent à 23,7 millions en 1967».

Conclusion :
Une société dont le système éducatif et la structure productive ont été sabotés ne peut prétendre atteindre le développement. Dans ce cadre, le régime des Duvalier a sciemment construit et structuré durablement la misère et la pauvreté du Peuple haïtien durant ses premiers balbutiements par sa politique sanguinaire. De même que le développement, le sous-développement est aussi un construit.

Cap-Haitien, le 13 Septembre 2021

Jean Garry DENIS
Directeur Exécutif
Institut Haïtien d’Observatoire de Politiques Publiques (INHOPP)


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