La faiblesse de l’Etat, du pain bénit pour les compagnies de téléphonie mobile

Mauvaise qualité de service, disparition d’unités (minutes), facturation de plan fantôme… La Digicel et la Natcom mènent la vie dure à leur clientèle. Les requêtes tant par devant les autorités judiciaires qu’au CONATEL sont restées lettre morte. Les compagnies de téléphonie mobile ont le champ libre à cause de la complaisance des autorités étatiques selon un responsable de l’ACEEH.

Crédit Photo: Fernando Live News
La faiblesse de l’Etat, du pain bénit pour les compagnies de téléphonie mobile

Ce vendredi 22 août 2023, la salle de réception du bureau la Natcom du Cap-Haïtien est pleine à craquer. Tous les sièges disponibles sont occupés. Des clients sont obligés de faire la queue debout en attendant qu’une place se libère. Ils sont tous là pour le même service : Remplacement de la carte SIM. Le service est lent, l’attente s’annonce longue. À chaque minute, de nouveaux clients arrivent. De bouche à oreille, l’information est parvenue au bout de la file : « Il y a un problème avec le réseau. Les clients devront patienter ! ». Il ne fallait pas plus pour mettre hors d’eux certains consommateurs qui visiblement, avaient déjà les nerfs à fleur de peau.

« C’en est trop » rouspète un sexagénaire! « Aucune compagnie n’aurait pu traiter ses clients de la sorte au temps des Duvalier. C’est du vagabondage ! En moins d’un mois, je suis à mon troisième passage à ce foutu bureau. Vous ne cessez de désactiver ma carte SIM. Vous me faites perdre mon temps et de l’argent ! » a poursuivi le monsieur de petite taille et de forte corpulence en apparence nostalgique de la période des Tontons Makout. « Hier soir, je naviguais tranquille sur internet quand ça a coupé. J’ai cru que la Natcom avait, une fois de plus, volé mes mégabytes. Mais non! Ma carte SIM a été désactivée. Pourtant je l’ai achetée dans un magasin de la compagnie afin de m’assurer qu’elle soit enregistrée » a lâché un jeune homme svelte. Après ces deux interventions, ce fut un tohu-bohu dans la salle. Chacun avait son mot à dire, chacun voulait trouver une oreille attentive qui prendrait cas de ses revendications. Malheureusement, ils ne pouvaient la trouver sur place. Les employées affectées à ce service semblaient débordées.

La Digicel et la Natcom c’est du pareil au même

Le service à la clientèle ou service client a pour mission de répondre rapidement aux questions des clients pour résoudre leurs problèmes. Outil important dans l’amélioration de l’image d’une compagnie, ce service joue un rôle prépondérant dans la rétention et la fidélisation des clients. La Digicel et la Natcom ont toutes deux un service client avec un numéro auquel la clientèle peut les joindre. Outre le temps d’attente plus ou moins prolongé, le rejet de l’appel avant que les clients aient trouvé quelqu’un à qui exposer le motif de leur appel, certains clients se plaignent aussi de l’absence plus qu’évident de suivi de leur plainte.

Stéphanie, mère célibataire de 38 ans, partage cet avis. « J’ai rechargé mon compte pour activer un plan internet. J’avais pris le soin de désactiver l’internet pour éviter toute mauvaise surprise ! Pourtant cela n’a pas empêché que 137 gourdes disparaissent de mon compte. J’ai appelé le service à la clientèle de la Natcom, on m’a donné la garantie que le montant manquant sera rajouté sur le compte. J’ai attendu mais ça n’a pas été fait. J’ai rappelé on m’a balancé la même chanson à la figure. J’ai donc redémarré mon portable. Rien n’a été fait ! Le lendemain, j’ai joint le service à la clientèle au téléphone, un employé a pris le temps de m’écouter et comme réponse m’a raccroché tout bonnement au nez ! » nous a-t-elle indiqué. « Les compagnies ne respectent pas leurs clients. Elles savent que nous ne pouvons aller ailleurs. La Digicel et la Natcom c’est du pareil au même » a-t-elle fait savoir la voix empreinte de colère. Diverses personnes contactées par la rédaction ont indiqué que cette pratique était courante. Plusieurs d’entre elles ont fait savoir que des montants ont-été prélevés sans justification de leur compte particulièrement la nuit. Selon leur témoignage, dans la majorité des cas, le montant manquant a été restitué après avoir contacté le service client de la Natcom. 

Steve quant à lui s’est réjoui de ce bug du système de la Natcom quand nous l’avons contacté. « Ces gens doivent accepter de payer les frais de téléchargement de leur rêve » a-t-il déclaré en s’esclaffant. « Moi, contrairement à eux, la Natcom a ajouté du crédit à mon compte » a-t-il déclaré sans cacher sa réjouissance. Quand il a contacté la rédaction une semaine plus tard le ton avait changé. « Ce sont des voleurs. Ils viennent de chiper plus de 100 gourdes de mon compte ! » a-t-il vociféré d’entrée de jeu. 

Les clients de la Digicel ont eux aussi été victimes de cette pratique. Réunis au sein d’une association, le Réseau National des Abonnés de la Digicel (RENAVID), des clients ont accusé la Digicel de vol, d’escroquerie et d’association de malfaiteurs. En octobre 2020, ils avaient porté plainte contre la compagnie au Parquet de Port-au-Prince. Près d’un mois plus tard, soit le 11 novembre 2020, la Clinique d’Analyse et de Recherches d’Assistance Légale (CARAL) a sommé la DIGICEL d’améliorer la qualité des services offerts à la population du Sud (voir https://www.lecourrierdelanation.com/societe/article/2020/11/17/une-plainte-de-plus-contre-la-digicel ). Aucun des plaignants n’a eu gain de cause par devant les autorités judiciaires. Désabusés, les clients ont organisé manifestations et sit-in. Certains clients ont aussi exprimé leur ras-le-bol sur les réseaux sociaux. Contactée par la rédaction, Jeannette n’a pas caché son exaspération. « C’est incroyable, la Digicel ne cesse de multiplier ses promesses d’amélioration de la qualité du service. Pourtant aucun changement n’a été observé. Au contraire, maintenant la compagnie s’amuse à nous facturer des plans qui n’ont pas été activés. Elle va jusqu’à prélever du crédit sur nos comptes alors que nous avons activé un plan ». Même son de cloche du côté de plusieurs clients qui se demandent ce qu’attend le CONATEL pour agir.

Le CONATEL laisse la Digicel et la Natcom agir comme bon leur semble

Depuis mars 2017, le Conseil National des Télécommunications (CONATEL), régulateur du secteur des télécommunications, avait informé le public et les opérateurs « que le Service de Protection des Consommateurs du CONATEL a reçu plusieurs plaintes et doléances sur la qualité des services de téléphonie mobile et d’internet ». « Ceci est confirmé par les enquêtes effectués récemment par l’organe de régulation du secteur des télécommunications » avait signalé l’institution dans sa note d’information référencée CNT/DG-570-17. « Par conséquent, cette Direction, dans son souci de préserver les droits des consommateurs, demande aux opérateurs de téléphonie mobile de prendre, en toute urgence, les dispositions nécessaires en vue d’améliorer la qualité des services offerts à leurs clients sur l’ensemble du territoire national » concluait la note authentifiée par la Directeur Général d’alors, Jean Marie Altéma.

Les opérateurs ont continué avec leurs mauvaises pratiques. Le CONATEL de son côté a ajouté sur son site une forme de plaintes sur la téléphonie. Le client qui décide de porter plainte peut remplir le formulaire en ligne. Pour commencer, le plaignant doit s’identifier en indiquant des informations comme : nom, prénom, numéro de téléphone, email, adresse et son sexe. Les 7 sections suivantes portent sur : l’opérateur concerné ; la zone de préjudice ; l’objet de réclamation (SMS indésirable, Surfacturation, Perte d’unités (minutes), perte de MB etc.) ; l’explication de l’objet de la plainte ; la fréquence des nuisances ; l’existence de contact préalable avec l’opérateur et la solution espérée. Jusqu’à date aucune information n’est disponible sur le suivi des plaintes reçues par le CONATEL. Rien d’étonnant selon certains.

Lors d’une discussion relative à la qualité du service internet dans un forum WhatsApp, sans y aller avec le dos de la cuillère, un des participants a reproché au CONATEL « de laisser la Digicel et la Natcom agir comme bon leur semble ». L’attitude complaisante du CONATEL ne passe pas inaperçue et dérange plus d’un. Le 27 septembre 2023, le Premier Ministre Ariel Henry à qui plus d’un reproche la mollesse avec laquelle il mène les affaires du pays a, pourtant, frappé du poing sur la table. « Le #Conatel doit jouer valablement son rôle d’arbitre en ce qui a trait au déséquilibre qui pourrait entraver le cours du marché, en tenant compte de la mauvaise qualité de service que subissent les utilisateurs » a-t-il publié sur X (anciennement Twitter). Le chef de la Primature va-t-il passer de la parole aux actes ? Dans ce cas, il devra immanquablement s’attarder sur la relation opaque qu’entretient le CONATEL avec les opérateurs de téléphonie mobile en Haïti. 

Dans un article publié sur son site (https://analyseht.com/moncash-une-mise-a-jour-qui-na-pas-vu-le-jour/), Analyse Média a fait de curieuses révélations. « Les DG du CONATEL qui, dès leurs installations sont prises en charge par la DIGICEL et ne se soucient guère des problèmes de réseaux dont sont victimes les clients de la DIGICEL » lit-on dans l’article publié. Joint par la rédaction, nos confrères d’Analyse Media ne se sont pas fait prier pour donner des détails relatifs à cette prise en charge. « Selon la source consultée durant cette période, la prise en charge est d'abord logistique et couvre d'autres privilèges non élucidées. Ensuite, les DG sont conviés à un dîner travail pouvant leur permettre de mieux saisir l'essence de la collaboration. Une situation qui met certains DG en mauvaise posture et loin d'exercer leur attribution » ont-ils indiqué.

La relation particulière avec la Digicel a retenu l’attention d’Analyse Média. « Trop de complaisance avec la Digicel. Perception ou non. Revenons sur le cas du DG Rodney. Jusqu'à présent, sa révocation est liée à une quelconque remise en question d'un projet avec la Digicel. Autres éléments à signaler : Une collusion dans le rapport entre DIGICEL-MTPTC, MTPTC-CONATEL, CONATEL-DIGICEL. La Digicel devient le Boss. Pourquoi cette situation n'est pas unanime pour la Natcom par exemple? » ont-il poursuivi. Il reste encore des éléments à élucider dans la relation qu’entretient le CONATEL, organisme d’Etat, avec les compagnies de téléphonie mobile, il n’en est pas de même pour le niveau de satisfaction des clients.

L’arrivée d’autres entreprises, est souhaitée par 38% des enquêtés

En juin 2020, l’Association des Consommateurs Eclairés et Engagés d’Haïti (ACEEH) a publié un rapport portant sur le Niveau de satisfaction des usagers de téléphonie mobile en Haïti. Les données collectées par l’ACCEH entre décembre 2019 et janvier 2020 ont conduit à la conclusion que globalement les clients ne sont pas satisfaits. Et, l’association a aussi noté que le niveau de satisfaction dépend de la compagnie utilisée. Les données collectées à partir des réponses des sondés dispersés sur toute l’étendue du territoire national ont révélées que : 62% des répondants sont au courant de la présence du CONATEL sur le territoire haïtien pourtant 54% d’entre eux ne donnent pas le rôle de l’institution ; près de la moitié des répondants (48%) utilisent les deux compagnies à la fois ; près de trois quart des répondants (74%) indiquent qu’ils n’apprécient pas le fonctionnement du service à la clientèle des compagnies téléphoniques ; plus de 80% estiment que le CONATEL n’est pas à la hauteur de sa tâche. ; parmi les répondants qui utilisent uniquement la compagnie Natcom au moment de l’enquête, 82% d’entre eux sont insatisfaits ; parmi les répondants qui utilisent uniquement la compagnie Digicel, 54% se disent être satisfaits ; parmi les répondants qui utilisent à la fois les deux compagnies, 50% sont insatisfaits ; l’arrivée d’autres entreprises, est souhaitée par 38% des enquêtés.

Fort de ces constats l’ACEEH avait recommandé au CONATEL de mener plus d’enquêtes afin de mieux connaitre la réalité des usagers ; mettre sur pied une cellule effective de communication pour recevoir les doléances des clients car le formulaire de plaintes et doléances disponible sur le site du CONATEL reste occulte pour le grand public ; agir dans la transparence dans la résolution des différends entre usagers et exploitants, puisque les moyens de communication utilisés ne sont pas accessibles aux communs des mortels ; exiger aux compagnies d’améliorer substantiellement la qualité de leurs services et, in fine, appliquer les sanctions prévues par la loi en cas d’abus. Trois ans plus tard, les lignes n’ont pas vraiment bougé. Robenson Ferdinand, Président ACEEH au moment de la rédaction du rapport, fait le point sur la situation.

Le client est pris au piège !

L’occasion fait le larron. L’attitude des compagnies est tributaire de la faiblesse du CONATEL selon l’organisation de défense des droits des consommateurs. «Nous à l’ACEEH, Association des Consommateurs Eclairés et Engagés d’Haïti, nous estimons que les compagnies offrant des services téléphoniques en Haïti, ne jugent pas nécessaire d’améliorer la qualité de leur service à cause de la faiblesse des institutions nationales y compris le CONATEL qui est chargé de réguler le secteur. Le CONATEL a failli à sa mission, il a échoué. Le CONATEL ne peut pas faire pression sur les compagnies. Or, les entreprises quant à elles, cherchent à maximiser leurs profits. Autant de fois qu’elles trouvent un espace où elles peuvent violer les règles moyennant qu’elles gagnent plus d’argent, cela ne les dérange pas » a révélé l’actuel secrétaire de l’institution.

Un tel contexte ne joue pas en faveur du client qui est pris au piège. « Il aurait dû avoir une autre alternative. Or, toutes les deux entreprises présentes sur le marché offrent des services dont la qualité laisse à désirer. Nous avons réalisé une enquête qui l’a démontré, […] dans les deux cas il n’y a pas de satisfaction. Le consommateur n’a pas le choix. Il y a un manque de concurrence dans ce secteur, le CONATEL aurait dû aider les consommateurs car le régulateur n’a pas de camp, il veille à ce qu’il y ait un équilibre. Les entreprises sont en position de force et les consommateurs en position de faiblesse donc le CONATEL conformément à sa mission devrait se mettre du côté des consommateurs et aider à rétablir l’équilibre et faisant pression sur les compagnies pour qu’elles améliorent la qualité de leur service. Or, ce n’est pas ce que nous avons observé. Nous avons l’impression que les entreprises sont plus puissantes que le CONATEL. Et, face à une telle situation, les consommateurs n’ont pas les ressources nécessaires pour faire pression sur les entreprises qui ont donc le champ libre pour offrir un service de mauvaise qualité. Le CONATEL devrait aussi faciliter la venue d’autres compagnies sur le marché pour faire pression sur les entreprises déjà présentes et les inciter à améliorer la qualité de leurs services. Pourtant, jusqu’à présent rien de tel n’a été fait. Nous, à l’ACEEH, nous avons pris position pour la compagnie d’Elon Musk qui prévoit d’offrir le service internet en Haïti. Nous n’avons pas pris position parce que nous l’aimons, ni parce que nous cherchons quelque chose en retour mais plutôt parce que nous savons qu’autant de fois il y aura plus de concurrence sur le marché, il y aura une nette augmentation de la possibilité d’amélioration de la qualité de service et une baisse du prix des services offerts. Nous sommes convaincus que le problème réside au CONATEL où les cadres fuient leurs responsabilités, ce qui laisse le champ libre aux compagnies qui continuent à causer du tort à leurs clients » a poursuivi Monsieur Ferdinand.

Désabusés, les clients ont demandé justice. Sans succès. Selon la lecture de Monsieur Ferdinand, ils n’avaient pas compris la complexité de la situation. « Malheureusement, cette situation est plus compliquée. Si on considère le premier aspect, relatif à la procédure de porter plainte par devant les autorités judiciaires pour les abus subis par les clients des compagnies de téléphonie mobile, nous devons nous demander quelle justice. Nous avons un système judiciaire extrêmement corrompu et nous sommes en présence d’acteurs économiques extrêmement puissants. C’est la première considération à faire. Ensuite, nous devons faire la part des choses et reconnaître, en toute honnêteté, que nous, les consommateurs, ne sommes pas arrivés à documenter les abus subis. D’ailleurs il n’y a pas une grande marge de manœuvre permettant de les documenter. Qui devrait venir en renfort dans ce cas ? C’est le CONATEL ! Nous venons de le dire, malheureusement le CONATEL est aussi faible que les consommateurs et peut-être même plus faible qu’eux par rapport au poids des entreprises sur le marché. Là nous faisons face à un problème très complexe. Nous ne pouvons compter ni sur le CONATEL ni sur la justice haïtienne, nous, les consommateurs, nous retrouvons à la merci des compagnies à qui nous devons nous adresser pour nous plaindre du tort qu’ils nous ont causé. Et, elles font peu de cas de nos plaintes » a-t-il argué.

La Natcom n’a donné aucune suite à la demande d’interview de la Rédaction. La Digicel, particulièrement a été invitée via l’adresse mail partagée via X par l’institution à réagir sur les révélations d’Analyse Média. La compagnie a donné suite. Elle a accusé réception. « Un suivi est en cours auprès du département concerné qui vous contactera pour la suite. Prière de rester patient entre-temps » lit-on dans le dernier mail reçu. Contrairement à la rédaction qui avait accordé un délai de 3 jours ouvrables à la Digicel, cette dernière n’a pas jugé bon d’indiquer pendent combien de temps il faudra patienter ni demander une rallonge 15 jours après l’expiration dudit délai. La rédaction a donc décidé de publier l’article et entend accorder à la Digicel son droit de réponse si elle souhaite réagir.  

Les compagnies de téléphonie mobile ont carte blanche en Haïti. Les droits des clients sont continuellement violés sous le regard passif et/ou complice des autorités. Jusqu’à quand ?

Stevens JEAN FRANÇOIS


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