Comment font les groupes armés pour avoir accès au réseau de téléphonie mobile

Des publications sur les réseaux sociaux aux négociations de rançons lors des enlèvements, les membres des groupes armés utilisent les services des compagnies de téléphonie mobile en plein cœur des territoires « dits » perdus. Les forces policières à cause du nombre de radios communications perdus ont opté pour des échanges au téléphone lors des opérations dans ces milieux hostiles. Comment les compagnies font-elles pour réaliser les activités de maintenance et renflouer leurs sites en carburant dans les endroits contrôlés par les gangs ? Le Courrier de la Nation a enquêté.

Comment font les groupes armés pour avoir accès au réseau de téléphonie mobile

Décembre 2023, Jacques* s'est réveillé en sursaut juste au moment où il allait où il allait s’endormir. La sonnerie de son téléphone l’a tiré vers la réalité alors qu’il allait faire son entrée dans le monde. Machinalement, il décrocha son portable. « Le chef veut te parler » déclara son interlocuteur. Un autre individu prit le téléphone et lui dit avec froideur « Tes gars sont entre mes mains, il faudra payer pour que je les libère. Sinon je vais les tuer » puis raccrocha. Effaré, le jeune professionnel rassembla ses esprits pour essayer de comprendre ce qui s’était passé.

 

Il ne fallut pas longtemps au diplômé en Sciences Humaines et Sociales pour découvrir l’identité de celui qui l’avait appelé. « Je me suis rendu compte que l’appel provenait d’un ami qui vivait à Port-au-Prince. J’ai tenté de le joindre. Sans succès. J’ai donc contacté quelqu’un qui vivait avec lui et la personne m’a indiqué qu’il lui avait fait savoir qu’il était sur le chemin du retour avec un collègue de travail depuis plusieurs heures et qu’il n’était toujours pas rentré. Je me suis rendu compte que mon ami s’était fait kidnappé » nous a-t-il indiqué. Le lendemain Jacques reçut un appel d’un autre numéro et il fut étonné d’entendre la voix de son ami quand il décrocha. « On a pu parler pendant plus d’une minute. Il a confirmé mes pires craintes en m’affirmant que lui et son collègue ont été enlevés. Ensuite, il passa le téléphone à une autre personne qui m’indiqua le montant à payer si je voulais revoir mon ami et raccrocha avant que je puisse piper mot» a-t-il poursuivi.

 

Une longue phase de négociations s’en suivit. Les proches des deux victimes durent payer trois rançons avant qu’elles soient libérées. Durant ce périple, Jacques* nous a indiqué que les ravisseurs utilisaient rarement le même numéro pour placer deux appels. Son ami lui a aussi révélé que ses ravisseurs l’avaient emmené dans leur fief et c’est de là qu’ils menaient les négociations.

 

Fuyant l’insécurité, Maryse* a laissé la zone métropolitaine de Port-au-Prince pour aller vivre dans sa ville natale : Liancourt. Malheureusement, le calme qu’elle y cherchait a été vite troublé par les membres du gang de Savien, Gran Grif. Durant la période de trouble qui s’en suivit, elle nous raconta que le plus difficile pour elle était l’impossibilité de communiquer avec ses proches. « Des fois on passait trois jours sans recevoir de signal des compagnies de téléphonie mobile sur nos portables. Puis comme par magie la situation revenait à la normale » a-t-elle fait savoir sans pouvoir en dire plus. « Selon certains riverains, dans ces cas le signal se rétablissait après intervention de techniciens des compagnies qui étaient obligés de négocier avec les membres du gang. Je n’ai jamais cherché à confirmer ces informations. Je ne peux me porter garante de leur authenticité » a poursuivi l’ancien cadre de l’administration publique qui vit désormais à Saint Marc.

 

L’accès au réseau mobile dans des zones contrôlées par les gangs armés fait les choux gras des policiers. « De nombreux équipements de la PNH dont des radios de communication sont tombés entre les mains des groupes armés. Nous en sommes conscients. C’est pourquoi lors des opérations nous préférons utiliser un téléphone portable pour communiquer. Le risque que nos communications soient interceptées est complètement réduit dans ce cas. Et, je me réjouis toujours de trouver du réseau dans ces zones » nous confie, un agent d’une unité spécialisée de la Police Nationale d’Haïti. Pour cet agent de l’institution policière il y a un accord entre les techniciens des compagnies et les membres des groupes armés. « Selon les informations que j’ai recueillies, les techniciens des compagnies négocient avec les gangs pour avoir accès aux sites se trouvant sur leur territoire. Un informateur  m’a même indiqué qu’ils fournissaient du carburant aux gangs » a-t-il martelé.

 

Même son de cloche d’une autre source bien informée de la Rédaction. « Les institutions sont obligées de collaborer avec les gangs. Souvent on parle des postes de péages pour les véhicules mais ce n’est que la pointe de l’iceberg. Et ça ne date pas d’hier! Depuis des années des ONGs étaient obligées de négocier avec le chef pour pouvoir réaliser des activités sur le territoire qu’il contrôle. Les entreprises sont obligées de faire de même. Dans le territoire des 400 Mawozo c’est une concubine du chef du gang, Lanmò san jou, qui est responsable de l’approvisionnement des sites des compagnies de téléphonie mobile en carburant. Croyez-moi c’est sa relation avec le chef qui lui a donné ce poste » nous a-t-il révélé.

 

Officiellement, les compagnies de téléphonie mobile pâtissent des exactions des gangs. Nombreuses sont leurs communications à leur clientèle pour s’excuser de la qualité du service à cause de coupure de la fibre optique ou de l’incapacité de réaliser des travaux de maintenance à cause de la présence des groupes armés. Le 3 mars 2024, après réparation des fibres optiques qui ont été endommagées à Cazeau. Maarten Boute, Président du Conseil d’administration de la Digicel, n’a pas manqué de remercier les «techniciens courageux qui œuvrent sans relâche, pour essayer de maintenir nos services malgré des conditions très compliquées et dangereuses »lit-on dans son message posté sur X (https://twitter.com/mboute/status/1764366634087600204?t=-qLVTdYTTGhM0fzlvemK5Q&s=19). La compagnie serait-elle au courant d’un quelconque accord des techniciens avec les groupes armés ? Difficile de faire lumière sur ce point, puisqu’en réponse à l’e-mail de sollicitation d’une interview à ce sujet, la Digicel s’est juste contenté d’informer la Rédaction que sa requête a été acheminée au service concerné. Et, aucune suite n’a été donnée.

 

Selon les données de l’Organisation des Nations Unies en 2023 plus de 4 789 personnes (dont 465 femmes, 93 garçons et 48 filles) ont été assassinées par les gangs et 2 490 officiellement kidnappées. Pour des observateurs plus de 90 % de la région métropolitaine de Port-au-Prince est contrôlé par les gangs qui « ont transformé leur contrôle territorial en domination sociale, économique et militaire » selon Romain Le Cour Grandmaison, docteur en sciences politiques et chercheur au sein de l’organisation Global Initiative against Transnational Organized Crime.

 

*sur demande des concernés des noms d’emprunt ont été utilisés.

 

Stevens JEAN FRANÇOIS


1 commentaire

Contributions

1 commentaire

Saint Jean Villy Douglas

26 avril 2024, à 12:26 PM

Cet article incite à la réflexion. C'est à croire à une complicité indirecte volonlontaire de la par de Digicel, Natcom, et surtout Conatel.


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